
Ce matin. Tendrement. De son regard si malicieux, il m’a observée une dernière fois. Puis il a baissé les paupières, comme on ferme un rideau au théâtre. Le temps s’est figé. Je suis restée assise là, sur le canapé, avec son petit corps dans le creux de mes bras. Désormais, rien ne sera plus comme avant. Le petit chat est mort.
Fallait bien que je l’enterre. Fallait bien lui rendre un dernier hommage. Et parmi tous les objets inutiles de ma maison, aucune pelle. Aucune. Alors « direction Leroy Merlin » ai-je pensé par réflexe. Mon cœur débordait. J’ai posé son petit corps sur la table du salon et j’ai voulu prendre ma bagnole. Par réflexe. Mais non ! Le petit chat est mort et rien ne sera plus comme avant. Rien. J’ai cherché le jerrican sous l’établi du garage, celui en acier jaune. C’était un vieux souvenir d’une fameuse panne sur l’autoroute du soleil. Puis j’ai sorti la voiture devant la maison. Pendant quelques minutes, j’ai écouté le gazouillis des hirondelles en siphonnant le réservoir. C’était une petite Toyota, une Toyota en vert cardamome. Mon père me l’avait offerte et je me souviens de ce jour où, toutes dents déployées, il voulait absolument me récompenser, pour je ne sais plus quel diplôme. Pourquoi je me souviens encore de cela ? Ce n’était pas mon vrai père. Ce n’était pas mon père biologique. Alors peut-être qu’il voulait compenser. Qu’il avait besoin de… Mon cher papa. Boite de vitesse cinq rapports, quatre litres huit au cent, décapotable, système multimédia. « Avec un tel bijou, vous ne passerez plus inaperçue ! » m’avait vendu le commercial cravaté. C’est fou comme ces gens-là vous déchiffrent vite.
Avais-je vraiment envie de briller ? Avais-je vraiment besoin d’être reconnue ?
Est-ce-que l’éclat cardamome de ce petit bolide pouvait me faire oublier les écailles de ma vie perdue ? L’essence glissait langoureusement sur la carrosserie, s’imprégnait dans les cuirs, se préparant en toute hâte à la fête annoncée. J’ai vu une hirondelle suspendre son vol, étonnée du spectacle auquel elle allait assister. J’ai grillé une cigarette. Ne pas se précipiter. Jamais. J’ai jeté le jerrican en l’air. Et, sèchement, j’ai tourné les talons.
Mes pas résonnaient déjà sur le macadam de la rue des mimosas, quand le briquet terminait son dernier looping toute flamme dehors. C’est le siège qui s’est d’abord embrasé, puis tout l’habitacle high-tech. Le feu fut sans états d’âmes. C’est dans sa nature. Depuis la nuit des temps. J’étais déjà loin quand les alarmes se déclenchèrent les unes après les autres. J’entendis vaguement encore les volets des voisins. Je les ai imaginés dans leurs pyjamas, tout chiffonnés de leur nuit, se frottant encore les yeux. Quand je m’engageais dans l’avenue De Nerval, l’éclatement des pneus finit de réveiller tout le quartier. C’est dingue comme tout est organisé autour de cet objet : la bagnole.
Au bout de deux kilomètres, le trottoir disparaissait déjà et j’étais obligé de marcher le long de la voie rapide, prête à me jeter dans le fossé. C’était le flot incessant de l’activité humaine. Poids lourds de toutes les couleurs, de toutes les nationalités, bus, voitures, des grosses des vieilles des prudentes des distraites, des énervées. Quand j’ai croisé le camion de pompier, toutes sirènes hurlantes, j’ai baissé les yeux, telle une fugitive recherchée par toutes les polices. Bien sûr, je suis pathétique. Le petit chat est mort. La belle affaire. Quoi, nous sommes tous mortels et chacun a son sort. Alors pourquoi cette culpabilité qui m’envahissait de la tête au pied. Pourquoi me retrouver là, au milieu des rayons d’objets inutiles, des lumières vertigineuses, des annonces robotisées de ce grand magasin d’outillage. Je pleurais. Je n’arrivais pas à choisir entre la pelle rouge et la pelle noire. Peu importe mais non ! Les détails, c’est important. Il ne faut jamais négliger les détails. Finalement, j’ai pris les deux pelles. Je trouverai la réponse plus tard me suis-je dit. Le rouge ou le noir.
Dans le magasin, mes jambes se déplaçaient toutes seules pendant que mes pensées vagabondaient. « 180 euros madame, s’il vous plaît. Vous réglez par carte ? » La voix automatisée de la caissière me réveilla. Elle était jeune et jolie sous son uniforme, avec ce sourire ennuyé de toutes les caissières du monde.
« 180, vous rigolez ? Pour deux pelles ?
-Ce ne sont pas des pelles madame, ce sont des haches. Vous vous êtes peut-être trompée, cela arrive souvent.
-Qu’est-ce que vous en savez si je me suis trompée, vous ? Qui êtes-vous pour me parler ainsi ? Pour exposer mes erreurs au monde ?
-Madame, je disais juste…
-Taisez vous ! Vous ne comprenez rien à rien. Ce matin, le petit chat est mort. Sans raison. Qu’importe une hache ou une pelle, je veux savoir moi, je veux comprendre. Laquelle dois-je prendre, la rouge ou la noire. Voilà ce que vous devriez me dire. » J’ai vu sa main s’approcher d’un interrupteur sous la caisse. La garce voulait appeler à l’aide. Est-ce pour cela que je suis partie. Ou bien simplement parce que ma main, qui cherchait machinalement dans une poche la trace d’une quelconque carte, avait compris que je n’avais rien, ni carte ni billet, ni poche. Rien. J’ai ressenti une sorte d’effroi. Les vieux qui étaient là, attendant leur tour à la caisse, ne disaient plus rien. J’ai toujours eu l’impression que ce sont les mêmes qui végétaient là, dans les queues des supermarchés, la chevelure en jachère, planqués derrière leurs lunettes épaisses et leur canne en bois. Je les imagine dans leur manège sans fin, choisissant un objet au hasard et venant se planter là, à la caisse, essayant de deviner les corps nus des vendeuses, ou bien c’est pour venir quémander heure après heure quelques mots comme « comment va Monsieur Duprès aujourd’hui ? » A moins que ce ne soient que des actionnaires déguisés, qui viennent, à leurs heures perdues, vérifier la soumission de ceux qui les enrichissent. Ils étaient là, muets comme des carpes, me laissant m’échapper à toute vitesse.
Dans leurs regards, j’ai senti toute leur désapprobation. « Quoi ? Y’en a marre des factures, des cartes bleues, et toutes ces inventions qui nous empêchent de vivre. J’avais besoin d’une pelle et qu’importe si c’était une hache. Qu’importe combien cela coûte. » Devant leurs regards horrifiés, j’ai détalé. C’est au moment où je me suis arrêtée de courir, dehors, dans le parking, que dans ma tête…. Dans ma tête… Comment dire… C’est à ce moment-là que les images sont arrivées. Dans le désordre. D’abord il y a eu cette chose. Je la vois rebondir devant la caisse enregistreuse, sur le tapis roulant, puis tomber au sol lourdement et rouler encore un peu, avant de s’immobiliser pour de bon dans un « splash » définitif. La jolie petite tête de la caissière au sourire gêné, s’était arrêtée là. Puis le sang qui volait dans les airs. Partout. Il y eu encore la lame, qui n’en finissait pas de fendre l’air. Enfin ce corps perdu. Là. Las. Assis sur sa chaise, privé soudain de sa pensée. Il ne bougeait pas. C’était magnifiquement poétique. Les néons crépitaient. On entendait dans les haut-parleurs la voix de Jevetta Steele :
« A hot dry wind blows right through me The baby’s crying and I can’t sleep And I can feel a change is coming Coming closer, sweet release »
Sur le parking, je chantonnais cet air sans m’en rendre compte. Un instant je suis restée pétrifiée. Ce n’est pas tous les jours qu’on coupe une tête. Tout autour pourtant, la panique se répandait. Il fallait se ressaisir. Vite. Déjà les hommes en noir de la sécurité s’activaient. Devant moi, il y avait cette maman et sa petite fille. La femme ne bougeait pas, en apnée. J’aurais voulu la rassurer, lui faire comprendre que je n’étais pas dangereuse, qu’il fallait juste accepter la réalité. Nous étions passés elle et moi de l’autre côté, un point c’est tout. La petite fille, elle, me souriait. Elle était belle. Je me suis approchée doucement. Elle avait des cheveux de feu et des tâches de rousseurs qui dansaient sur son visage. Je me suis assise à ses pieds.
« Tu me l’as donnes ? me demanda-t-elle gentiment en chuchotant.
-Oui. Bien-sûr. Elle est pour toi. Laquelle veux-tu ?
-La rouge.
-Tiens ! Tu sais, mon petit chat est mort ce matin.
-Oui je sais. Mon petit chat aussi. », me répondit-elle.
Je l’ai embrassée sur le front et j’ai filé. J’ai couru à toute jambe. Sur le chemin, dans la vitrine d’un magasin, des images tournaient en boucle sur les écrans de télévision vendus en solde. Les enfants de mes voisins, les cheveux en bataille, semblaient répondre à quelque question inepte, pendant qu’en arrière-plan, on distinguait la carcasse de ce qui fut une Toyota, et dans un mouvement de caméra, on apercevait une maison en flamme, ma maison. J’ai continué à cavaler. Il n’était plus temps de s’arrêter. Le petit chat n’avait plus besoin de sépulture finalement. Au-dessus de la colline qui domine la zone commerciale, j’ai planté la deuxième hache, la noire. Je l’ai plantée là, dans la terre, comme le faisaient les indiens pour déclarer la guerre. Au loin j’entendais déjà les premières têtes tomber pendant que je m’enfonçais dans la forêt. A l’horizon, les vautours tournoyaient déjà dans le ciel rouge.
Voilà monsieur, voilà mon histoire. Toute mon histoire. Vous m’avez trouvée, ici, car j’ai voulu revenir là où tout avait commencé.
Vous ne dites rien ? Vous voulez faire silence ? Vous savez, j’étais là depuis quelques heures, quand j’ai senti votre présence, votre regard. J’ai entendu le « clic » de votre appareil photographique. Je ne vous en veux pas. Je vous attendais mais vous restiez là, en silence, à me regarder. Alors j’ai puisé mes dernières forces pour vous raconter mon histoire qui devient la vôtre. Maintenant je suis fatiguée. Vous avez un nom ?
-Camille
-Vous avez peur ?
-oui.
-Ne rentrez pas chez vous. Trouvez un refuge quelque part. Par ici peut-être. Ailleurs c’est la guerre, partout dans le monde. Pas de Dieu. Pas de Père Noël. Pas de fées. Pas de forêt enchantée. Rien, putain de rien. Que des chimères et les petits chats du monde entier qui meurent. Vous voulez faire une photographie de moi nue ?
-oui
-Alors fermez les yeux et comptez jusqu’à 10
-10,9,8,7,6,5,4,3,2,1, …
Après avoir chuchoté dans un souffle « Zéro », j’ai attendu encore un peu.
Puis j’ai ouvert les yeux.
Elle avait disparue. Aucune trace. Je ne la reverrai jamais et je n’entendrai plus jamais parler d’elle.
Sur la photographie que j’avais prise, elle semblait tendre le bras dans une direction. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net. Je me suis approché du bord et j’ai découvert des marches dissimulées, des marches en terre et en pierre qui emmenaient celui qui s’était perdu là, jusqu’en bas de la falaise. Je descendis. Le vent remplissait mon esprit. En bas, la marée basse découvrait les galets humides. Je cherchais. Rien. Je me suis trouvé bête. Je me suis trouvé ridicule. Les chimères n’existent pas, c’est le propre des chimères. Je me suis assis. Immobile. J’ai passé des heures à contempler toute cette beauté. Jusqu’au soir. La fureur des airs et des eaux se déchainait. Comment avons-nous pu pendant des siècles, sacrifier une telle splendeur ?Comment avons-nous pu ? J’entendais la colère des mouettes et des goélands. A quoi bon un monde si compliqué ? A quoi bon Leroy Merlin et toutes ses caisses enregistreuses ? A quoi formons nous les enfants ? À massacrer par millions les êtres vivants ? Vraiment ? Je crois que j’étais en colère moi aussi.
La nuit.
Au matin, j’ai jeté mon appareil photographique dans les vagues et c’est là que j’ai remarqué quelque chose qui brillait. J’ai regardé de plus près. Une écaille. Je n’en revenais pas. Elle brillait comme un bijou. Puis une autre. Puis encore une autre en soulevant un galet. Des dizaines d’écailles en vert cardamome. J’étais abasourdi. J’avais bien sûr entendu parler de la plume des anges, mais jamais de leurs écailles.Au loin, j’ai entendu, se mélangeant aux chants des vents et au fracas des vagues, un air que je connaissais.
« A hot dry wind blows right through me
The baby’s crying and I can’t sleep
And I can feel a change is coming
Coming closer, sweet release »
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